A découvrir en section jeunesse, dès 9 ans
Le chant des génies / Nacer Khemir ; ill. par Emre Orhun ; calligraphies d’Akar Abdallah – Actes Sud Junior, 2013 – (Encore une fois)
«J’ai naturellement baptisé cette collection Encore une fois car toutes ces histoires qui ont fait leurs preuves et qui ont été créées par nos meilleurs auteurs et illustrateurs vont bientôt être disponibles Encore une fois dans un format 15 par 19 cm : de petits albums brochés collés, bien pratiques et solides, et qui ont un petit plus, leurs coins arrondis… pour plus de tendresse…» Ainsi s’exprimait Thierry Magnier, directeur du pôle Jeunesse Actes Sud, lors du lancement de cette collection de poche en mai 2013. Le chant des génies, publié pour la première fois en 2001, se voit ainsi offrir une nouvelle édition, pour le plus grand plaisir des petits et des grands.
Artiste pluridisciplinaire (cinéaste, acteur, dessinateur, sculpteur, calligraphe…), épris de la civilisation arabe, médiateur entre les cultures du Nord et du Sud, Nacer Khemir (1948) se situe dans la tradition des conteurs d’Orient et adapte principalement des contes issus de la tradition orale tunisienne. Dans le cas présent, il s’inspire d’un conte de la région aride du Sahel, à la fois conte merveilleux et conte des origines. Dans cette histoire plutôt classique au départ, tout se dérègle très vite pour prendre une tournure comique puis tragique. En bravant l’interdit, le paysan désespéré déclenche un engrenage infernal qui lui sera fatal. Si l’histoire est cruelle, le ton est allègre. Et si le dénouement est dramatique, la chute se révèle pleine d’esprit. Les enfants se régaleront et prendront plaisir à anticiper les situations. L’humour, le double visage des mots (champ/chant), les formules répétitives, les dialogues, le rythme soutenu, la structure du récit basée sur l’amplification contribuent à rendre le conte accessible à de jeunes lecteurs.
Né en Chine de parents turcs, Lyonnais d’adoption, Emre Orhun (1976) a illustré une quinzaine d’albums pour la jeunesse. Il est aussi dessinateur de BD et de presse (Le Monde, XXI…). Admirateur de l’auteur de bande dessinées suisse Thomas Ott (1966), l’artiste affectionne les univers fantastiques. Il se glisse tout naturellement dans le monde surnaturel de Nacer Khemir, auquel il donne une réinterprétation personnelle, sombre et burlesque. Sa technique de la carte à gratter rend parfaitement l’atmosphère inquiétante et oppressante du conte : figures grotesques, expressionnistes, proches de la caricature, cadrages insolites, hors champs, dominante de clair obscur et gamme de couleurs sombres.
Une fable féroce, à l’humour noir, sur la condition humaine, où il est question de bêtise et de générosité factice, de libre arbitre et de fatalité, du pouvoir de la parole et de la puissance des nombres.
NB : Le chant des génies a été adapté pour le théâtre jeune public en 2006 par la compagnie Art Tout Chaud (Amiens)
Catherine Hennebert
Elle est où la ligne ? : Où notre héros comprend que dans la vie, on traverse parfois des lignes sans le savoir / Davide Cali ; ill. par Joëlle Jolivet – Oskar jeunesse, 2013 (Collection Trimestre, n°10)
Elle est où la ligne ? « Partout ! » répond-on spontanément en découvrant la couverture imaginée par Joëlle Jolivet pour ce 10ème numéro de la collection « Trimestre ». Le duo qu’elle forme avec Davide Cali dont elle illustre le texte, s’empare brillamment des contraintes et parvient à nous faire vivre une véritable aventure. Un jeune garçon prend le train seul pour la première fois. Le contexte est particulier car ses parents se séparent. Le voyage, la nouveauté et l’incertitude le poussent à l’introspection. La vie serait-elle faite de lignes invisibles ? Peut-on les traverser sans le savoir ? Et surtout, sont-elles perméables ? C’est en plein questionnement qu’il rencontre un sans abri, Victor Hugo (à qui Joëlle Jolivet semble avoir prêté les traits du grand homme), avec qui il partage une courte discussion à la fois simple et profonde, touchante et poétique. La gare, lieu de passage, est l’endroit privilégié pour ce moment d’intimité partagée presque surréaliste. La belle écriture de Davide Cali est limpide et sans fioriture, le texte embarque tous les lecteurs dans le voyage philosophique. L’amour et sa disparition sont également au centre des questionnements, les nombreux enfants qui vivent un divorce seront interpellés. L’immuabilité des choix, angoissante depuis le plus jeune âge, est abordée avec délicatesse. Joëlle Jolivet montre des talents de cinéaste ou de cartooniste pour mettre en image les pensées du héros qui se dessinent sur les vitres du train à la manière d’une séquence de cinéma muet. Ses sérigraphies sont un précieux soutien à la compréhension du propos mais elles l’enrichissent aussi. Ainsi, visuellement, le mystère existentialiste se pare d’ombres, de lignes parfois brisées, de perspectives et de points de fuites vers l’inconnu. En utilisant un bleu turquoise associé au noir (la collection impose de n’utiliser que deux couleurs dont le noir), elle donne le ton rêveur au récit. Le tout, imprimé sur du papier de qualité, est un petit objet précieux que l’on désire conserver. La fin est ouverte et positive, invitant chacun à poursuivre la réflexion.
Vanessa Léva
Le lion et les trois buffles / Moncef Dhouib ; May Angeli – Seuil jeunesse, 2014
Un fier lion rayonne, sa crinière est éblouissante, son regard est perçant et rusé ; il se lèche les babines, découvrant des dents blanches et acérées. Au dessus de lui se détachent les lettres du titre gravées en capitales : le lion et les trois buffles. Mais où sont-ils ces trois buffles sur la couverture? Le dos de l’album n’est plus que jaune, le pelage du lion semble avoir tout envahi. C’est ainsi que s’annonce la fable de tradition arabe racontée par Moncef Dhouib et illustrée par May Angeli. Trois frères s’ennuient et partent à la découverte du monde. En affrontant des hyènes, ils prennent conscience de la force de leur union. Mais le lion affamé est manipulateur et il sait que pour régner, il faut diviser.
L’adéquation texte et image est le résultat d’une amitié de longue date entre Moncef Dhouib, cinéaste et dramaturge, et May Angeli. Ils ont déjà collaboré de nombreuses fois à l’occasion d’affiches et de décors de théâtre. Ensemble, ils transmettent une culture maghrébine qui les passionne. C’est la première fois que l’artiste tunisien signe un texte à destination des jeunes lecteurs. Il parvient à trouver le ton juste, sa langue est à la fois riche et accessible. May Angeli excelle dans son expertise de la gravure sur bois et réalise une description minutieuse de la nature. Les xylogravures en bichromie jaune et noir rendent palpables le soleil brûlant et la profondeur nocturne de la savane. Les vifs coups de gouges donnent force et énergie au récit. Une réussite qui aborde des thèmes forts : la manipulation par la force, la récupération et l’utilisation des différences pour créer des discordes et prendre le pouvoir, l’envie suscitée par le plus fort et l’absolue nécessité de la solidarité et de l’unité. Ainsi la lecture de cette fable sera l’occasion d’aborder des sujets entrant judicieusement en résonance avec l’actualité récente.
Vanessa Léva
Monsieur Chat / David Wiesner – Le Genévrier, 2014
Que scrute avidement Monsieur chat en couverture de l’album de David Wiesner? Pas un jouet d’animalerie ! Son maître, humain anonyme et soumis, ne parvient pas à le divertir. L’exigence du noble félin viendrait-elle de rencontres en tous points ignorées du monde des hommes ? Monsieur chat avait déjà été confronté aux tactiques guerrières de fourmis et de coccinelles, en témoignent de nombreuses peintures rupestres, mais c’est la première fois qu’il découvre une navette spatiale. David Wiesner, lauréat de trois médailles Caldecott, nous plonge une nouvelle fois dans un univers fantastique, laissant sa créativité explorer de minuscules détails. Il crée une communauté miniature qui évolue secrètement aux côtés de nos activités les plus quotidiennes : sous un radiateur, se déroule une rencontre du troisième type entre insectes et extraterrestres. Le dessin sert de langue véhiculaire et l’entraide s’organise contre l’ennemi commun. La narration alterne planches de BD et illustrations de pleine page pour une lecture cinématographique quasi muette faite de zoom, de plans larges ou de contre-plongées. Le dessin, ligne claire à l’encre et aquarelle, est hyperréaliste. Il doit sa justesse à de longues séances d’observation de chats et à la confection de mannequins pour modèles. Cette folle histoire paraît alors d’une authenticité presque tangible dont découle un humour burlesque. David Wiesner s’est fait conseiller par un linguiste pour créer le langage géométrique des extraterrestres. Trouver une cohérence dans les phylactères devient un jeu et on rit de découvrir des fromages schématisés lors d’une photo de groupe. L’auteur confie sur son site : « I love to visually explore scale changes- small things becoming large and large things becoming small ». Par ce procédé, il offre au lecteur la richesse de l’imagination capable de transformer des détails ordinaires en fabuleuses aventures. N’est-ce pas une, sinon la, force primordiale du monde de l’enfance ?
Vanessa Léva
Le pirate et le gardien de phare / Simon Gauthier ; ill. par Olivier Desvaux – Didier Jeunesse, 2013
De l’aventure, de l’humour, de l’amour ! Voilà un album qui devrait plaire aux enfants, les petits comme les grands. Les héros ? Un vieux gardien de phare solitaire toujours de bonne humeur, un pêcheur sans le sou à l’esprit vif et avisé, père d’une famille nombreuse et un pirate borgne sanguinaire à la recherche du secret du bonheur. Il y a aussi la mer immense, le ciel marin si changeant et surtout, le phare, omniprésent dans le texte comme dans l’image. S’inspirant à la fois d’un roman de Jules Verne (Le phare du bout du monde) et d’un conte traditionnel (Le meunier sans souci), le québécois Simon Gauthier livre un premier album réjouissant et captivant, joyeux et chaleureux, au texte proche de l’oralité, tout en lyrisme et poésie. Le génial conteur-baroudeur crée un récit truculent, au suspense bien mené, à la langue savoureuse, émaillée d’expressions typiquement québécoises («Je vais péter au frette !») ou tirées de l’univers marin («sardine aux molles ouïes !», «méduse à bretelle !», «petit crapaud des mers baveuses !») ou de formulations ironiques («Votre Piraterie !»), le tout provoquant l’hilarité du lecteur.
Artiste peintre et grand voyageur, Olivier Desvaux (1982) utilise ses pinceaux et son talent pour illustrer l’histoire avec malice et onirisme. Il alterne petits croquis en noir et blanc avec des peintures à l’huile, lumineuses, travaillées en grand format sur l’entièreté de la page ou de la double page. L’artiste émaille ses tableaux de détails surprenants et poétiques, comme ces animaux de compagnie plutôt inattendus, les cerfs-volants chinois en forme de poisson ou encore la barque de Petit Jean tirée par les goélands. Dès la couverture, les jeux d’ombre et de lumière ravissent le regard et rendent avec subtilité les différentes situations, les émotions des personnages et les caprices du temps.
Les enfants apprécieront certainement les trois énigmes à résoudre, les dialogues pleins de verve et de drôlerie, la fin positive ainsi que les thématiques classiques du conte : l’amitié, l’entraide, l’amour familial, le combat de l’intelligence et de la ruse contre la force et la brutalité, la quête de richesse et la recherche du bonheur.
On referme le livre le sourire aux lèvres, des images de mer plein la tête, un peu envieux du Grand Jacques «l’homme le plus heureux de la mer entière» et le cœur empli de la certitude que le bonheur peut être d’une simplicité évidente.
Catherine Hennebert
Sa majesté des Ver-de-Terre et autres folles princesses / Piret Raud ; trad. De l’Estonien par Jean-Pascal Ollivry – Rouergue, 2013
Une princesse timbre-poste, une autre qui chante faux. L’une a les pieds méchants, la suivante ne contrôle pas ses doigts. Ni élégantes, ni ordinaires, parfois gentilles mais jamais mièvres, les altesses de Piret Raud malmènent les clichés. Ver de Terre, petit pois et cheminée : toutes sont couronnées et toutes sont différentes ! Après « le thé des poissons », présélectionné pour le prix Versele 2015, voici un nouveau titre issu de l’imagination prolifique et débridée de l’artiste estonienne de renommée internationale. Trente courts récits composent ce recueil : des fables à la morale absurde ou du pure non-sens pour rire, parfois un peu cruellement, des petits défauts humains. Les princesses « à l’envers », « souriante » ou « trop jolie » rappelleront à certains la série des « Monsieur et Madames » des enfants des années ’70-’80. Les références aux contes célèbres sont nombreuses et, tout en jouant avec le caractère vaniteux ou passif des royales héroïnes, bousculent les conventions du genre. D’un animisme joyeux et sans limite, à l’image de l’esprit d’un enfant, les histoires s’attaquent à la peur du noir, aux doigts dans le nez et aux châteaux de sable. L’illustration à la pointe fine, d’une simplicité apparente, rend en quelques traits l’expressivité des personnages au travers d’un sourcil sévère, d’un œil étonné, d’un sourire narquois ou grimaçant et d’un nez proéminent. L’écriture est légère et rythmée et le vocabulaire est accessible, ce qui conviendra à tous les types de lecteurs. Jean-Pascal Ollivry fournit une traduction fluide dont la lecture à voix haute est un réel plaisir. Des textes à picorer, à raconter et à partager pour savourer ensemble beaucoup de bonne humeur et quelques réflexions plus profondes. N’ayez crainte que les petits garçons ne se retrouvent dans ces histoires : l’humour déjanté leur fera rapidement oublier le dos rose de l’ouvrage ! A l’heure où les cours de récréation sont peuplées de princesses Disney, le décalage et l’anticonformisme de ces récits sont libératoires pour tous. L’ouvrage conclut d’ailleurs par ces lignes : « On ne peut quand même pas jouer sans arrêt à la princesse, ni rêver à la vie de princesse. On finirait par se lasser. ».
Vanessa Léva
La tête de mon brochet / Isabelle Collombat – T. Magnier, 2013 (Petite poche)
Une nouvelle perle dans la collection Petite poche chez Thierry Magnier, parfois un peu trop vite décriée. Isabelle Collombat (1970) livre un récit tout en simplicité et délicatesse. Par petites touches, dans une langue riche et imagée, elle incite son lecteur à ressentir les diverses émotions qui bouleversent le jeune narrateur et son grand-père. Monologues et dialogues alternent et se répondent de manière fluide en six courts chapitres. Le ton est léger, le propos oscille entre humour et gravité. Au-delà de la sympathique mais anecdotique partie de pêche, les thèmes abordés sont nombreux et ancrés dans notre époque : la fermeture et la délocalisation des entreprises, les conséquences de celles-ci sur la population, la pollution qui empoisonne la nature et les gens, les accidents du travail, la mobilité des travailleurs, les familles éclatées… L’auteur invite de manière subtile à s’interroger sur notre mode de vie tout en racontant une histoire intimiste.«Je m’intéresse à l’intime, à ce qui bat en nous et aux liens qui nous unissent. Le voyage et l’absence, l’engagement et la transmission, la famille et la fratrie sont des thèmes qui reviennent souvent dans mes textes.»* Les angoisses et interrogations du jeune Lolo trouvent réponse et apaisement dans les paroles et le comportement de son grand père, au cœur beaucoup plus enfantin qu’il n’y paraît. On se surprend à sourire en découvrant le dénouement du roman et le clin d’œil final renvoyant au titre du livre.
* http://www.m-e-l.fr/isabelle-collombat,ec,886
Catherine Hennebert
Tout d’un loup / Géraldine Elschner ; ill. par Antoine Guilloppé – L’élan vert, 2013
Indissociable de nos peurs ancestrales, le loup est depuis toujours un personnage très présent dans la littérature de jeunesse. Incarnation de nos angoisses, il ne cesse d’effrayer et d’amuser les enfants. Les auteurs de cet album grand format prennent le parti de jouer subtilement avec le lecteur, lui proposant une histoire dont le narrateur est un chien solitaire qui a «tout d’un loup.» Un point de vue original tout en finesse, frissons, force et émotions. Le texte de la franco-belge Géraldine Elschner (1954) est ciselé, d’une grande sobriété; les phrases y sont courtes, rapides et renvoient à un univers urbain et très contemporain. L’auteur excelle à rendre perceptibles les différents sentiments qui agitent le chien-loup. Et que dire des illustrations, impressionnantes, qui envahissent l’entièreté de la double page depuis la couverture jusqu’ à la page finale en passant par les pages de garde ! Adepte des contrastes, Antoine Guilloppé (1971) embarque le lecteur dans un récit imagé, entre théâtre d’ombres chinoises et film noir américain. Fan de Sergio Leone, l’artiste a toujours eu une vision cinématographique du livre. Jouant, en virtuose, avec le noir et blanc, l’ombre et la lumière, la géométrie des formes, la construction graphique, les angles de vue, il bluffe son lecteur. «J’essaie d’approcher le plus près possible des peurs pour les contourner. J’essaie d’approcher le plus près possible des sensations douces pour les laisser vous emporter. » Sa technique de prédilection reste l’encre de Chine, qu’il corrige sur ordinateur depuis l’album Pleine lune (2011). Quelques notes de couleur contribuent à adoucir la tension dramatique: les yeux du chien, d’un bleu délavé, le gris de son pelage argenté, le vert du pâturage ou encore le brun de l’écharpe du berger.
Un album grave, au suspense soutenu et au dénouement heureux. Un voyage visuel et intérieur de l’obscurité vers la lumière, de la peur à l’apaisement, de la colère à la sérénité, de l’exclusion à la reconnaissance, de la solitude à l’amitié, de la ville vers la nature, de la prison vers la liberté. Un livre à glisser entre toutes les mains, qui peut se lire comme un avertissement contre les préjugés, les idées reçues et les apparence trompeuses.
Catherine Hennebert
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